La Lettre #13 – HENRI ZUBER ET SON TEMPS

Henri Zuber n’a pas laissé de notes manuscrites sur ses secrets techniques de la pratique de l’aquarelle. Par contre, dans ses papiers personnels ont été retrouvées des réflexions sur l’art de la peinture du paysage, recopiées de la main de sa femme et de Sa fille. Ces textes sont authentifiés par des écrits du peintre et par la découverte, chez son ami peintre Emile Michel, des mêmes réflexions consignées sur des feuillets appelés: Carnet Zuber. Nous avons intitulé : « Essai sur le paysage » ces réflexions traitant de différents aspects de la peinture de paysage : son influence sur la sensibilité du peintre appelée âme, l’importance du ciel, de l’eau, de la terre sur le rendu de la peinture ; cet essai évoque aussi la logique et la justesse des valeurs dans le paysage. Ce document a été publié dans le bulletin de la Société Industrielle de Mulhouse le 15 avril 1988 à l’occasion d’un numéro consacré au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse. En voici des extraits.

Pourquoi est née la peinture de paysage ?

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Le ciel, ce magicien distribuant la lumière, relie notre globe aux espaces infinis… (Thème : le ciel)

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Le velours ondulé des prairies, l’herbe la plus humble,
les fines dentelles des arbres légers (Thème : la terre)

Lorsque l’homme des villes est las des agitations des affaires ou du monde, il aspire généralement au repos des champs. C’est non seulement son corps qui a besoin d’un air plus salubre et d’une vie plus simple et plus réglée, c’est aussi son esprit qui demande le calme et qui le trouve en constatant combien la vie urbaine est factice et malsaine. Quand il a goûté les charmes de ce contraste, il est assez naturel que rentré chez lui, Il veuille conserver un souvenir des bonnes heures passées loin du bruit, et retrouver quelques-unes des sensations que la pleine nature lui a procurées. C’est à ce besoin que répond l’image créée par le paysagiste ou la description rustique du romancier.

(Ces réflexions, d’une actualité surprenante, ont été écrites il y a un siècle ! ndlr)

En écrivant « que le paysage est un état de l’âme », le philosophe Amiel a sans doute voulu condenser en une formule brève tout un ordre de phénomènes psychologiques se rapportant à la communion de l’homme intérieur avec la nature extérieure. La tâche que je me propose n ’embrasse qu ‘une partie restreinte de la question et se borne à rechercher encore bien sommairement, quels sont, au point de vue de la perception et de la représentation du paysage, les éléments qui produisent l’impression la plus forte sur l’âme et comment ces éléments se groupent et réagissent les uns sur les autres.

Nous avons aussi, nous l’avouons, un autre but, celui de combattre un préjugé fort répandu et qui est même partagé par un certain nombre d’artistes : il consiste à croire que la représentation du paysage est une besogne facile et demande beaucoup moins d’études que la culture des autres arts plastiques. N ‘est-ce pas Botticelli qui avait coutume de dire que pour faire un paysage, il suffisait de jeter une éponge imbibée de couleurs contre un mur blanc ? Ce qui entretient ce préjugé, c ‘est que pour peu qu’un peintre ait « un joli oeil », il lui est en effet assez facile de faire des pochades de paysage dont l’aspect souvent plus séduisant au premier abord que celui d’œuvres achevées, suffit au plus grand nombre. Ceux qui seraient révoltés pour une pochade s’appliquant à une figure dans laquelle au premier abord ils découvriraient, des yeux louches, une bouche de travers, ne seront nullement frappés par des défauts absolument analogues dans le paysage ; parce que de la figure humaine chacun fait une étude presque involontaire et constante, tandis que l’observation attentive du paysage dans sa construction, ses proportions, le dessin de ses formes, est à l’état d’exception.


Le ciel

Le ciel est de très loin le plus important des éléments qui composent le paysage, en ce sens qu ‘il est le régulateur de l’effet, de la combinaison harmonique qui produit une sensation déterminée. C ‘est lui qui est le magicien distribuant la lumière de la manière la plus imprévue, c ‘est lui qui relie notre globe aux espaces infinis, il donne la notion de l’infini.
Pour se rendre compte à quel point l’état du ciel importe à la variété des aspects, il suffit de comparer certaines périodes de beau temps, où une atmosphère toujours sereine répète chaque jour, à la même heure, le même éclairage, avec les temps agités où les alternances de clarté et d’ombre modifiant sans cesse la lumière, font du paysage un véritable kaléidoscope. Le vol des nuages à travers l’espace, les déchirures produites dans le brouillard et bien d’autres phénomènes souvent fort imprévus donnent lieu, en se combinant avec la hauteur et la situation du soleil, à des accidents lumineux de l’effet le plus pittoresque. A ces heures indécises où la lune commence à lutter dans le paysage avec celle du foyer qui l’éclaire elle-même, rien de plus subtil comme la transformation presque imperceptible qui se produit alors dans la nature. L ‘assombrissement de certains plans, l’éclaircissement d’autres, se font avec une si douce continuité qu’un oeil très exercé peut seul les percevoir. C ‘est bien la raison pour laquelle cette heure est chère aux peintres.


Sisley

Héritier de Corot, le ciel est pour Sisley la clé du paysage, qui en reçoit son unité d’atmosphère et de sentiment. « C’est le ciel, dira l’artiste au critique Tavernier, venu vers la fin de sa vie l’interroger sur son art, qui doit être le moyen. Le ciel ne peut n’être qu’un fond. il contribue au contraire non seulement à donner de la profondeur par ses plans, car le ciel a ses plans, comme le terrain, il donne aussi le mouvement par sa forme, par son arrangement, en rapport avec l’effet ou la composition du tableau.

effet_soleilLa hauteur et la situation du soleil donnent lieu à des accidents lumineux de I’effet le plus pittoresque (Thème le ciel)

En est-t-il de plus magnifique et de plus mouvementé que celui qui se produit en été, le ciel bleu avec ses beaux nuages blancs baladeurs. Quel mouvement ! Quelle allure ! Il fait l’effet de la vague quand on est en mer, il exalte, il entraîne. Un autre ciel, celui-là plus tard le soir, les nuages s’allongent, prennent la forme de sillages, de remous qui semblent immobilisés au milieu de l’atmosphère. Il a le charme des choses qui s’en vont… »


Logique du paysage – importance de la justesse des valeurs dans le paysage.

Un paysage n ‘est pas, comme on pourrait le croire, un produit de hasard. Par l’étude sommaire des transformations continues qui se produisent dans un paysage donné, nous avons vu qu ‘on peut, à quelques rares exceptions près, affirmer qu ‘un même paysage n’est jamais identique à lui-même. D ‘où d’abord, l’impossibilité pour le peintre de copier un paysage, sans avoir adopté une de ses nombreuses combinaisons, et sans savoir suppléer à ce que la nature ne lui offre plus, par la mémoire d ‘abord, mais et surtou4 par une connaissance approfondie des lois de la lumière.
Un des artifices, dont les anciens paysagistes ont usé et abusé – les premiers plans noirs – n ‘est plus accepté de nos jours. Mais il en est d ‘autres dont les anciens se servaient aussi très couramment – par exemple la falsification adroite de la perspective linéaire – qui ont été, peut-être à tort, trop abandonnés; ils permettaient de donner à la composition (en y introduisant un premier plan nullement à sa place et en élevant l’horizon) une richesse et une abondance que la nature offre très rarement et très exceptionnellement. Jamais le regard n ’embrasse à la fois, et d ‘une seule visée, dans la nature autant de plans différents que ceux qui donnent à certains tableaux de Claude Lorrain tant de profondeur.


Manet

manetEn affirmant que la falsification adroite de la perspective linéaire, introduisant un premier plan nullement à sa place et élevant l’horizon, permet des richesses exceptionnelles, Henri Zuber rejoint certains illustres prédécesseurs, comme Manet qui l’utilisa largement par exemple dans Le combat de Kaersage et de l’Alabama peint en 1864, la perspective disparaît ainsi que les subtiles graduations des tons qui sont le complément de la perspective, Si bien qu’un humoriste a pu écrire que « l’engagement avait lieu sur un morceau vertical de l’océan ».


Perspective aérienne

La perspective aérienne, indissociablement liée à la perspective linéaire, est réglée par l’état hygrométrique de l’air. Plus l’air contient de vapeur d’eau en suspension, plus les plans sont marqués, mais moins le regard pénètre jusqu’aux régions les plus éloignées. Entre le brouillard opaque de certains jours d’hiver, qui laisse à peine deviner les objets à quelques pas, et l’atmosphère si limpide qui enveloppe les hautes montagnes et qui supprime presque la perspective aérienne, que de degrés intermédiaires où la netteté des plans successifs s’affirme plus ou moins. On conçoit de quelle ressource est, pour le paysagiste, la perspective aérienne ; c’est elle en effet, qui lui permet avec le jeu des nuages, dans le ciel, de modifier à son gré l’effet de son tableau. Tous les grands paysagistes, et surtout ceux qui n ‘ont pas eu recours à la figure humaine ou aux animaux pour compléter leurs compositions, ont recouru largement à cette ressource qui leur a fourni les effets les plus puissants et souvent les plus imprévus. Parmi eux, Claude Lorrain, pour ne parler que des anciens, est celui qui a le mieux connu les lois de cette perspective, et les applications qu ‘il en a faites ont été d’une telle rigueur que maintenant encore, c’est chez lui qu’il faut chercher les exemples les plus probants de ce que peut la dégradation des valeurs observées et rendues avec justesse.


Ingres et Delacroix

La lutte historique entre Ingres et Delacroix sur l’importance du dessin par rapport à la couleur inspira de nombreux commentaires. On en trouvera un exemple ci-dessous. Pourtant les deux artistes avaient beaucoup de points communs, tous deux conservaient un grand respect pour les principes traditionnels de la peinture. Ils différaient dans la mise en pratique. Ingres affirmait que « le dessin est la première des vertus pour un peintre, une chose bien dessinée est toujours bien peinte », alors que Delacroix considérait que « la couleur était bien plus importante que la ligne, car diverse, amoureusement unie à la pensée, elle transfigure l’œuvre du tout au tout ». Un jour, dit-on, juste après que Delacroix eut quitté le Louvre, Ingres ordonna d’ouvrir les fenêtres pour débarrasser l’air de l’odeur de soufre. Delacroix, inspirateur des idées révolutionnaires de l’époque, annonçait déjà les changements profonds du XIXe siècle.

ingres_delacroixCe duel burlesque entre Ingres le néo-classique et Delacroix le romantique, se déroule devant l’Institut de France, dont l’Académie des Beaux-Arts est une section et dont Delacroix se vit interdire l’accès pendant 20 ans. Sur le bouclier d’Ingres est inscrit:
« La couleur est une utopie, vive la ligne ». Au pinceau, que Delacroix croise avec le porte-fusain de son adversaire, est suspendu un pot de peinture sur lequel on peut lire  » La ligne n’est qu’une couleur  » et  » La nuit seulement, tous les chats sont gris  » !


Léonard de Vinci

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Le vol des nuages à travers i ‘espace (Thème : le ciel)

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L’heure du repos a sonné pour la végétation… (Thème : la terre)

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Les eaux, la parure au paysage (Thème : la terre)

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Les reflets dans l’eau, selon une loi rigoureuse… (Thème l’eau)

L’Essai sur le Paysage d’Henri Zuber n’est pas un exposé technique de l’artiste comme l’a fait par exemple Léonard de Vinci dans son Traité de la Peinture. Dans ce précieux et célèbre document, Léonard montre que la peinture est gouvernée par des lois et des principes que Zuber ne désavouerait pas. Par exemple  » le soleil semble plus grand sur une eau courante ou quand la surface de l’eau forme des vagues que dans une eau calme » ou encore  » l’air est plus dense près du sol, plus il monte plus il s’allège et devient transparent, par conséquent, ô peintre ! quand tu représentes des montagnes, veille à ce que cette transparence se traduise par la différence de couleur ».

 


Corot

Amoureux des paysages an point de leur consacrer entièrement sa vie, Corot n’a cessé de parcourir la France. Comment ne pas penser à Henri Zuber, qui n’a tant voyagé à travers la France pour y trouver des sites pittoresques. Corot préférait s’attacher aux rapports de la lumière et de la matière, et à rechercher l’âme du paysage. Parfois il s’autorisait à interpréter la réalité du plein air pour y ajouter à l’atelier des éléments de mémoire, mêlant des figures imaginaires à des visions idéalisées de sous-bois où il se plaisait à évoquer Claude Lorrain ou Poussin. Corot restait fidèle à ses deux qualités dominantes, la sincérité et le naturel. H. Zuber aurait pu faire sien ce commentaire que Maxime du Camp a écrit à propos de Corot :

Les paysages ne sont peut-être pas ceux que l’on voit, mais ils sont ceux que l’on rêve

Georges Clémenceau, devant son portrait, peint par Manet, eut ce seul commentaire : « Il me manque un oeil et j’ai le nez de travers » Manet répondit simplement
« C’est ainsi parce que c’est ainsi ! ».
La terre
Si l’écorce terrestre peut être considérée comme le corps du paysage, la végétation en sera le vêtement et les eaux la parure. Ces vêtements et cette parure sont de véritables trésors dans lesquels le paysagiste puisera pour enrichir son ouvrage. Et, en effet, quelle garde-robe que celle qui contient tout ce que produit le sol, depuis l’herbe la plus humble jusqu’au géant des forêts dont les milliers de feuilles abritent un monde ! depuis le velours ondulé des prairies jusqu’aux fines dentelles des arbres légers ; et lorsque l’heure du repos a sonné pour la végétation, n’est-ce pas encore un spectacle merveilleux que toutes ces ramures fauves, grises ou violacées ornées de leurs parasites, les mousses, les lichens, le gui.