Si l’on veut humer l’air de Paris, rien ne vaut une promenade sur ses places, dans ses rues ou le long de la Seine. C’est là qu’il faut voir « le soleil moribond s’endormir sous une arche » comme l’écrivait Baudelaire. Suivons, avec Henri Zuber, ces rues dont Goethe disait qu’à chaque tournant s’est déroulée une page d’histoire. Nous vous invitons, pour ce douzième numéro de « La lettre, Henri Zuber et son temps » à une promenade dans les rues de la capitale où le peintre vécut de 1872 à sa mort en 1909. A cette époque, que l’on appelle « la Belle Epoque « , Paris retrouve le rythme des constructions et grands travaux que lui donna le Baron Haussmann. Paris change constamment de visage, tout en restant le centre d’une intense activité intellectuelle et artistique, et devient le rendez-vous des artistes du monde entier qui y trouvent l’exaltation de la pensée et la beauté sans cesse renouvelée de la lumière sur ses monuments. Cette lumière, Zuber la saisira au fil de ses promenades à pied, en fiacre ou en omnibus, de jour comme de nuit, été comme hiver.
Le Trocadéro est le nom d’un fort de l’île de Léon, en face de Cadix, en Espagne, qui fut pris aux Espagnols insurgés par le Duc d’Angoulême, fils aîné de Charles X, en 1823. C’est pour l’Exposition de 1878, pour commémorer ce haut fait d’armes, que Davioud et Bourdais élevèrent le bizarre édifice que « tout le monde connut, que personne n’admira » et qui fut partiellement détruit à l’occasion de l’Exposition de 1937. On abattit le corps central et les deux tours en englobant les ailes dans une construction neuve : le palais de Chaillot.
Depuis son atelier, rue de Vaugirard, le peintre a saisi un photographe au travail (Remarquez dans le fond l’appareil photographique sur son trépied). En 1904, Henri Zuber quitte l’appartement du 59 rue de Vaugirard et s’installe 19 rue Vavin, en face du petit square qui fait l’angle de la rue Bréa. Non loin de là, à cette même époque, le sculpteur Alfred Boucher crée un édifice curieux qui devint un des lieux emblématiques de la bohème montparnassienne : La Rotonde. Pour un prix modique, on y accueillait de jeunes artistes désargentés, comme Léger, Soutine, Chagall, Kisling ou Modigliani. Boucher avait récupéré la rotonde polygonale des vins de l’Exposition Universelle de 1900.Il y installa 24 ateliers d’artistes que l’on surnomma : « le quart de brie » !
Les grandes expositions universelles.
La seconde moitié du XIXe siècle tut à Paris l’ère des grandes expositions universelles. Paris organise en 1855 une exposition gigantesque. On édifia une impressionnante galerie des machines dont la porte principale se trouvait place de la Concorde et l’extrémité place de l’AIma. Une vaste rotonde la mettait en communication avec le Palais de l’Industrie qui servira de cadre à tous les « Salons » sous le nom de Palais des Beaux-arts et qui ne fut détruit qu’en 1899 pour laisser la place au Petit Palais et au Grand Palais qui existent encore aujourd’hui. Des expositions universelles se tinrent à nouveau en 1867, 1878, 1889 et 1900 avec la construction du Trocadéro et de la Tour Eiffel, qui devint malgré les cabales et les articles de presse incendiaires, le symbole de Paris et son image la plus universellement connue. La grande nouveauté des expositions universelles parisiennes était, contrairement à celle de Londres de 1851 essentiellement industrielle, l’ouverture vers les arts et en particulier vers la peinture. Les exposants y étaient nombreux et une place importante était faite aux artistes français. Henri Zuber y exposa, en 1878, Dante et Virgile, qui tut acquis par l’Etat et déposé au Musée des Beaux-arts d’Orléans. En 1889, Zuber obtint une médaille d’or pour Sous les hêtres, peint en forêt de Fontainebleau. Puis, en 1900, il exposa Une soirée à Versailles (Voir la Lettre » N°11), ainsi que les cinq tapisseries de Beauvais dont les cartons avaient été présentés au Salon de l’année précédente.
Cette aquarelle réalisée un matin de printemps depuis l’atelier du peintre, rue de Vaugirard, montre le boulevard Raspail avant son percement. François Raspail, mort en 1878, était un curieux personnage. Professeur de philosophie, théologien, journaliste, il publia plusieurs mémoires sur la botanique, la zoologie, la paléontologie et la médecine légale. Il prit part à la Révolution de 1830, ce qui lui valut la prison. Fn 1848, il s’impliqua dans les premiers mouvements insurrectionnels et retourna en prison. Frappé de bannissement puis amnistié, élu député du Rhône en 1869, il publia en 1874 « l’almanach et le calendrier météorologique « , ce qui lui apporta un an de prison pour » apologie de faits qualifiés de criminels »
Cette aquarelle représente le dôme de l’Hôtel des Invalides vu de l’avenue de Breteuil. Ce dôme que Victor Hugo qualifiait de « voûtes splendides » domine l’Hôtel des Invalides dont Mansart flit l’architecte. Le peintre a posé son chevalet au milieu de l’avenue de Breteuil animée par ses fiacres, son tramway et quelques passants. La circulation a bien changé aujourd’hui Les Invalides ont été construits sur ordre de Louis XIV pour « le logement, la subsistance et I ‘entretien des officiers ou soldais pauvres de nos troupes, qui olit été 0,1 seront estropiés ou qui, c~yant vieilli dans le service en icelles ne seront plus capables de nous en rendre « . Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites
Le peintre eut là son atelier de 1872 à 1904, date où son immeuble fut démoli lors du percement du Boulevard Raspail, pour être remplacé par un immeuble de style néoclassique. Le peintre nous montre une rue animée de promeneurs, livreurs et commerçants. La rue de Vaugirard, la plus longue de Paris, menait à une toute petite localité : le Val Girard, du nom d’un abbé qui y fit bâtir, au milieu du XIIIe siècle, une maison pour les religieux malades. Vaugirard était évoqué lorsque l’on voulait donner l’idée d’une commune sans importance. On cite cette superbe phrase » Les députés de Vaugirard ? ils sont un ».
Cette vue » plongeante » de la rue de Vaugirard a, sans doute, été peinte depuis l’atelier du peintre. C’est dans les années 1870 que l’on commença à peindre des paysages urbains observés en vue plongeante, procédé particulièrement affectionné par Monet, Caillebotte et Pissarro.
Ce square porte aujourd’hui le nom de Boucicaut, fondateur du premier grand magasin de Paris le Bon Marché, édifié entre 1873 et 1876. Au 17 siècle, il y avait là l’une des trois léproseries de la capitale, remplacée par un hospice au nom charmant » des Petits Ménages ». A sa mort, Mme Boucicaut légua le fonds de commerce et tous les immeubles à ses employés. « Le Bonheur des Dames » que, dans son roman, Emile Zola situe rue du 4 septembre, n’a jamais existé ; l’auteur s’inspira du magasin de Boucicaut, ainsi que du « Gagne-Petit » dont on peut encore voir la façade avenue de l’Opéra et dont le propriétaire était Ernest Hoschedé.
La Seine, avec ses quais animés, ses ponts qui franchissent le fleuve coulant au cœur de la capitale, ont toujours été d’un grand attrait pour les peintres. Corot, Jongkind, Guillaumin, Berthe Morisot, Gauguin, Pissarro, Sisley en ont saisi des vues lumineuses.
Marchands et Amateurs
Les difficultés des artistes peintres, et des impressionnistes en particulier, pour s’imposer furent réelles, comme fût réelle la pauvreté de certains d’entre eux pendant de longues années. Ils avaient contre eux le monde officiel de l’art et les critiques qui s’attachaient à ridiculiser ces novateurs que le public n’était pas préparé à comprendre. Pour bien juger de la situation, il faut se placer dans le contexte d’une époque où les artistes, pour se faire connaître, ne disposaient que des cimaises du Salon des Artistes Français. Pourtant à partir des années 1870, le marché de l’art se diversifia sous l’impulsion des marchands de tableaux dont deux seulement, Goupil et Durand Ruel, étaient importants. D’autres petits marchands ont laissé une trace dans l’histoire de l’art du XIXe, comme le Père Martin, « gros homme enveloppé dans une vieille redingote verte qui lui donnait l’air d’un cocher de fiacre avec une face rouge plaquée de violet ». Ainsi le décrivait Zola dans L’œuvre. Roublard et âpre au gain, il fondait sur ses proies au moment où le désespoir abolissait les résistances ; il avait quand même du chœur puisqu’en 1861 il essaya de sauver Jongkind de la déchéance. Moins pittoresques étaient Latouche et Martinet, deux marchands plus amateurs que commerçants. Latouche était un peintre qui, pour vivre, sa peinture ne se vendant pas, avait ouvert une boutique de fournitures dans laquelle il exposait et vendait des tableaux. La galerie Martinet était située boulevard des Italiens, l’emplacement le plus parisien de l’époque. Martinet publiait aussi une revue Le Courrier artistique et organisait des concerts dans ses salons. Cadart n’était pas un marchand d’œuvres d’art à proprement parler. Il avait une galerie et publiait des albums de gravures des peintres de l’époque. Le Père Tanguy est resté célèbre car il broyait des couleurs et avait eu l’idée d’aller servir ses clients sur leurs lieux de travail à Barbizon d’abord, puis à Honfleur, Louveciennes ou Argenteuil. Sauvé de la mort par Henri Rouard, à la suite de sa participation à la Commune, il ouvrit une échoppe de marchand de couleurs près de la gare St Lazare. Il acceptait d’être payé en peintures par ses clients désargentés, c’est ainsi qu’il devint marchand de tableaux !
Henri ZUBER a vendu de nombreuses œuvres par l’intermédiaire de GOUPIL. Adolphe Goupil était un marchand de stature internationale, avec des succursales à La Haye, Londres, Bruxelles, Berlin, New York et trois galeries à Paris: Avenue de l’Opéra, Boulevard Montmartre et Rue Chaptal près de Pigalle. Fondée sous la Restauration, la maison vendait des objets d’art de haute qualité et les peintures des maîtres du XIXe. Sa collection de dessins d’Ingres était admirable et servait d’appât pour placer les oeuvres de Bonnat, Henner, Gérôme, piliers de la maison. Bien qu’il fût spécialiste dans la peinture du Salon, Goupil ouvrit, à titre expérimental, une galerie boulevard Montmartre où l’on vendait des oeuvres des indépendants; Théo Van Gogh, jeune frère de Vincent, était chargé de les trouver. Bientôt la galerie fut remplie de tableaux de Pissaro, Monet et Degas, au grand déplaisir d’un des gendres de Goupil, l’illustre Gérome. Mais ce dernier pouvait se rassurer, cette peinture ne se vendait pas et Théo dut se rabattre sur les œuvres des peintres de Fontainebleau et des continuateurs de Barbizon pour rentrer dans ses frais.
Paul Durand-RueI,
l’autre grand marchand, était loin d’avoir la surface de Goupil. On ne saurait évoquer la vie des Impressionnistes sans parler de la figure passionnée de ce marchand, que son rôle de promoteur du mouvement obséda au point de le mettre, à plusieurs reprises, au bord de la faillite ; il n’en fut sauvé qu’en organisant en 1878 une exposition de Corot et des peintres de Barbizon. Après les déboires de la galerie Durand-Ruel, un marchand très différent prit la relève : Georges Petit. Le premier, il eut l’idée de présenter la peinture dans un cadre luxueux: sa galerie de la rue de Sèze était feutrée et capitonnée et ses salons, le lieu de rencontre des amateurs élégants et fortunés. Au début de sa carrière, Georges Petit » écumait » les commerçants de la région de Fontainebleau où il eut la chance de trouver deux superbes Corot chez une fruitière et I’Angélus de Millet qu’il vendit, racheta et revendit plusieurs fois. La galerie Georges Petit devint si importante que la Société des Aquarellistes Français y organisa ses expositions:
Henri ZUBER y exposa de nombreuses oeuvres; c’est d’ailleurs dans cette même galerie que fût organisée le 3 juin 1910 la vente aux enchères publiques des oeuvres trouvées, à sa mort, dans son atelier; René Hémard en était le commissaire priseur et Georges Petit lui-même l’expert. Citons aussi le nom d’Ambroise Vollard, personnage surprenant, issu d’une fainille de notaires de la Réunion. A la fru du XIXe siècle, il fut le plus grand marchand d’art moderne et publia quelques-uns des plus beaux livres du XXe siècle illustrés par Bounard, Redon, Degas ou Picasso. Ernest Hoschedé, propriétaire des magasins « Au Gagne Petit », était plus un brasseur d’affaires qu’un amateur de tableaux. Son amitié avec Claude Monet fût très étroite, Si étroite que sa jolie femme Alice Hoschedé finit par aller vivre avec la famille Monet, emmenant avec elle ses six enfants. Enfin il ne faut pas négliger la longue liste des collectionneurs, industriels, banquiers, grands commerçants et gens du monde qui achetaient directement aux artistes. Henri ZUBER travaillait beaucoup pour cette clientèle qui lui était fidèle et l’on trouve dans ses cahiers de compte, à de nombreuses reprises, les noms du banquier Mirabeau, du baron de Rothschild, des Schlumberger, Wallace, du grand collectionneur Hartmann, de la princesse Troubetskoï, de l’armateur Favre à Marseille, du duc de Sabrant ou de la Société des Amis des Arts de Lyon.
En ce temps là :
Au Salon des Indépendants, on s ‘extasie sur une toile intitulée » Coucher de soleil sur I ‘Adriatique « . Dissimulé derrière un paravent, le jeune Roland Dorgelès rit aux éclats. Il sait lui que le chef d ‘œuvre en question a été brossé par l’âne de Frédé le patron du célèbre cabaret du » Lapin Agile « , après lui avoir trempé la queue dans différents pots de peinture. – En 1897, au théâtre de la Porte St Martin. le rideau se lève sur le premier acte de Cyrano de Bergerac. Dans les coulisses, Edmond Rostand, mort de peur, se terre. Il se souvient de cet ami qui lui conseillait : » coupez-moi cela, carrément » en parlant de la tirade des nez. Il y aura quarante rappels et I ‘auteur sera fait chevalier de la Légion d ‘Honneur dans les coulisses mêmes du théâtre, par monsieur Cochery, ministre des finances. – Le 1er juin 1885 la ville de Paris réserve à Victor Hugo les plus fastueuses funérailles de son histoire : 21 coups de canon, une exposition sous l’Arc de Triomphe, de nombreux discours, un cortège immense se dirigeant vers le Panthéon, un escadron de la Garde, onze chars tirés par six chevaux portant des monceaux de fleurs. Le corps de Victor Hugo, lui, était transporté sur le corbillard des indigents ainsi que I ‘auteur des » Misérables » en avait fait le vœu. Aux cent mille personnes composant le cortège. il faut ajouter le million de spectateurs bouleversés communiant dans une même peine, éternels héritiers de Gavroche. – Symbole de la sculpture monumentale du XIXe, la statue de la Liberté associe la tradition (l’allégorie féminine), la technologie de pointe (armature en fer conçue par Eiffel) et un financement complexe : la statue payée par une souscription française et le piédestal par les Américains. La tête de la statue, œuvre d’Auguste Bartholdi, fut exposée à l’Exposition Universelle de 1878. – La capitale se couvre de colonnes Morris. surmontées d’un bulbe de style exotique. Inventées par un imprimeur, ancêtre du mobilier urbain publicitaire, elles donnaient I’actualité des spectacles de Paris. Beaucoup de ces colonnes existent encore aujourd’hui ou ont été reconstituées. Certaines pouvaient abriter des sanitaires.
Se déplacer dans Paris
Nous savons qu’Henri Zuber était un grand marcheur. Nous l’avons vu, dans les numéros précédents, sillonner les chemins à la recherche d’un ruisseau, d’un soleil couchant sur un lac, d’une foret au lever du jour. Dans Paris, on se déplaçait facilement. Quarante lignes d’omnibus utilisant 17500 chevaux et 50 lignes de tramway, dont la première fut inaugurée en 1874, sillonnaient la capitale (on accédait à l’impériale des tramways par un mauvais escalier qu’un pudique règlement interdisait aux femmes). A la fin du siècle, on inaugura les 13 km de la ligne de métro Porte Maillot – Porte de Vincennes. La première voiture automobile, une Peugeot, fera ses débuts en 1895, sous l’œil goguenard des cochers de fiacre.