Lors de La lettre précédente, nous avons quitte Henri Zuber à Cannes, où il a passé près d’un an après la mort de sa femme. Désormais les longs séjours du peintre dans le midi sont terminés : il retournera sur la côte méditerranéenne pour de brefs voyages de 2 ä 3 semaines, essentiellement à Antibes où il prend pension en villa louée ou à l’hôtel pension » Cosmopolitain « .
Nous le retrouvons en 1883 à Cannes, Nice et Beaulieu, pour un séjour de 12 jours. Fin 1886, il séjourne brièvement à Cannes et explore la région d’Antibes, en prenant le train de 8 h 30 pour Juan les Pins II peint tous les jours. Ce n’est qu’en 1892 qu’il revient dans le Midi pour une semaine, puis en 1896, avec sa fille, à Avignon et à Antibes, pour un bref séjour. II y retournera aux printemps 1901 et 1905.
Pendant tous ces séjours, il va rayonner tout autour de la Baie des Anges, Nice, Cap d’Antibes, St Paul de Vence, Juan les Pins, Villefranche. A la diversité des paysages des premières années de sa carrière de peintre, il privilégie les études poussées des oliviers tout autour de la Baie d’Antibes, avec le Fort Carré et les montagnes en fond. Il peindra beaucoup d’aquarelles, art dans lequel il est passé maitre ; elles seront exposées tout au long de cette période à Paris au salon des Aquarellistes et en Province Nantes, Bordeaux. Ainsi qu’à l’étranger à Londres chez Goupil.
ANTIBES 1883/1905
Au début des années 1880, peu de peintres visitent le Midi si l’on fait exception de Meissonnier, qui dès les années 1860, prend l’habitude de quitter Poissy pendant l’hiver pour s’installer à Antibes. II s’y rend régulièrement pendant une dizaine d’années. De même, Cézanne est resté profondément attaché à la campagne provençale ; pendant la guerre de 1870, il se réfugie avec sa compagne Hortense Fiquet à l’Estaque, petit port situé en face de Marseille. En 1882 Renoir l’y rejoint, ébloui par la végétation et la solitude de la nature méditerranéenne « Que c’est beau, s’exclame-t-il, ce pays inhabité, rien que des pêcheurs et la montagne ! »
Antibes, qui fait face à Nice comme son nom l’indique (l’antique Antepolis la ville d’en face ) était, jusqu’à la fin du XIXe siècle, un port de guerre en demi-sommeil, une vieille cité ceinte de lourdes fortifications datant d’Henri IV, de cultures maraîchères, de landes et de champs.
La ville ne compte alors que 6000 habitants, elle se compose de la vieille ville bâtie autour de sa cathédrale et de son château, débouchant sur un port profond protégé par une longue jetée. En face, sur un rocher isolé, le Fort Carré, ou’ l’on peut se rendre par un chemin pierreux, le long de l’anse St Roch bordée de prés et de bosquets d’oliviers et de figuiers, charmante promenade dominée par la colline de l’ancien château de l’Épée. Sur la grève, quelques pêcheurs s’activent autour de leur barque. Antibes n’aurait sans doute pas eu l’attrait pictural que Zuber y a trouvé s’il n’y avait son fameux cap : le Cap d’Antibes offre tout ce que le peintre cherche a représenter des chênaies, des pinèdes, des landes rocailleuses, des avancées dans la mer avec des vues superbes sur les vieilles fortifications. II y trouve aussi les fameux oliviers dont il se fera une véritable spécialité, la luminosité du ciel du Midi, des couchers de soleil flamboyants. Zuber vient chercher aux environs d’Antibes le calme, l’authenticité, la couleur locale que l’on ne retrouve plus dans ces villes iardins que sont alors devenues Nice, Menton et Cannes. De très nombreux étrangers s’y installent, incitant les municipalités à créer les équipements nécessaires : palaces, villas arborées, parcs, promenades, casinos. Henri Zuber n’a jamais aimé les mondanités, il préfère la solitude d’une nature vraie.
LES ÉTRANGERS SUR LA COTE D’AZUR
Pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, les peintres viennent chaque année plus nombreux planter leur chevalet sur la côte méditerranéenne. Parmi eux, de nombreux étrangers sont attirés par la beauté et la luminosité du paysage. L’Américain William Stanley Haseltine s’y arrête avant de rejoindre Rome, le Hollandais Pierre Tetar van Elven peindra entre deux voyages en Orient et organise de brillantes fêtes dans sa villa cannoise.
Le Britannique Bernard Walter Evans affectionne les vastes vues panoramiques prises depuis les hauteurs de Cannes ou d’Antibes, Edwards Lear réalisera 144 aquarelles qu’il présente à ses compatriotes, non sans grincer des dents devant cette réflexion d’une acheteuse : « Sur quel livre avez-vous copié ces beaux dessins ? »
Les Britanniques n’ont pas attendu Lord Brougbam pour découvrir l’ensemble de la Côte d’Azur : Turner, le maître anglais du paysage du XIXe, crayonne Cannes et ses îles, et réalise un journal de bord en dessinant tous les sites traversés. L’Américaine Mary Cassatt, la célèbre femme peintre de l’impressionnisme, née en 1844 comme Henri Zuber, découvre le Midi et peint son premier tableau de grande dimension Boating party à Antibes où elle passera, à la fin de sa vie, de nombreux hivers. Le peintre Italien Fausto Zonaro fait partie des artistes qui peignent sur la Côte d’Azur. Sans fortune, il tente sa chance en Turquie et devient le peintre officiel du sultan Abdul Hamid qui lui demande de réaliser les portraits de ses épouses, au nombre de quatre mille. A la fin de sa vie, il s’installe à San Remo. Le Musée d’Orsay possède une huile du peintre américain William Lamb Picknell : Le matin sur le littoral méditerranéen représentant la ville d’Antibes dans de subtiles harmonies de rose, saumon, mauve et violet qui font hésiter entre l’aube et le crépuscule. Alexander Friedrich Werner, surnommé le « Meissonnier allemand » par ses confrères, laisse des vues d’Antibes animées de personnages en costume d’époque.
D’après Jean Paul Potron, Collection Voir en Peinture)
LONDRES
En juillet 1883, Henri Zuber expose 52 aquarelles à Londres, à la galerie GoupiI, 116 et 117 New Bond Street. Parmi ces oeuvres, figurent pas moins de 33 peintures de la Côte d’Azur. Le succès est considérable, il est vrai que les Anglais sont très friands de cette côte ensoleillée. Le Pall MalI Gazette du 10 juillet écrit cette intéressante critique :
» His treatment of water-colour is much more English than French ; he has no particular taste for the cloudy and chalky effects to which his countrymen are parlial, and he resembles some oldpurist of the school of David Cox in his scrupulous avoidance of body colour. When he paints in the Riviera, he remind us a little of Mr Pownoll Willians, but never of such classical French water-colour painters as Mr Harpignies. lt is evident that his ympathies are with the younger English school to whom, however, the purity and freshness of his tones might often be objects qf envy « . Cette critique du journal anglais fait ressortir la technique du peintre. Par la légèreté de son pinceau, Zuber a un traitement de l’aquarelle beaucoup plus proche de la manière anglaise que de celle de ses compatriotes.
HENRI ZUBER AU CACHOT
En janvier 1887, Henri Zuber s’installe » avec son bagage d’aquarelliste » à la pointe de l’Ilot et se prépare à peindre le superbe point de vue sur Antibes, ses fortifications et son Fort Carré. Survient le gendarme Rousseau qui l’interpelle et l’accuse de vouloir relever les fortifications d’Antibes
Conduit à la gendarmerie, le peintre produit, comme il l’a écrit au Procureur de la République, toute une série de justifications d’identité, lettre du Préfet de police de Paris l’autorisant ä peindre sur la voie publique, sa carte d’exposant au Salon de 1886, une lettre de l’archiviste du Conservatoire de Paris, une autre du gérant de la Société des Aquarellistes Français, son titre de Légion d’Honneur qu’il vient de recevoir, etc… Rien n’y fait, il est accusé d’avoir volé les papiers, de ne pas pouvoir prouver son identité, et finalement malgré l’avis du Commandant militaire de la place d’Antibes qui est intervenu, jeté » dans un cachot infect, sans lumière, avec un soupirail ouvert malgré le froid de ce jour « . A 18 h, on lui sert une soupe tellement mauvaise qu’il ne peut rien manger. Finalement, le peintre réussit à envoyer une dépêche au Président du Conseil des Ministres » dont j’ai l’honneur d’être connu « , ce qui provoque un télégramme du Ministère de l’Intérieur enjoignant au brigadier Rousseau de libérer Monsieur Zuber séance tenante. Mais ii faut pour cela que les gendarmes du Cap d’Antibes reviennent pour « constater ». Cela prend du temps, de telle sorte qu’à minuit, dans la nuit noire, le peintre est libéré, sans un mot d’excuse ! Zuber se met alors à errer dans la ville à la recherche d’un hôtel ouvert, assez rare au mois de janvier dans cette petite ville. Par chance, il rencontre « un Monsieur qui veut bien le guider « , il se nomme et son interlocuteur s’exclarne « Mais je vous connais comme peintre et comme marin, je suis commissaire de la Marine à Antibes ! « . Tout est bien qui finit bien, mais Henri Zuber porte plainte auprès du Procureur de la République pour mauvais traitement infligé injustement à un membre de la Légion d’Honneur. II n’eut, semble-t-il, aucune réponse…
LES OLIVIERS
L’olivier, originaire d’Asie Mineure, a été introduit et cultivé sur tout le pourtour de la Méditerranée. De nombreux peintres avalent représenté cet arbre si particulier par sa forme et son feuillage comme décor de sujets essentiellement bibliques, en particulier celui de « Jésus au jardin des oliviers « . Mais il a fallu attendre les peintres de la nature pour qu’il soit représenté comme sujet principal. Meissonnier dès 1864, Harpignies en 1888, Louis Français en 1894 ont laissé des représentations de cet arbre majestueux aux reflets d’argent. Henri Zuber a trouvé dans cet arbre splendide une source d’inspiration importante. II a su traduire la silhouette altière des oliviers avec une grande vivacité. Le dégradé des feuilles est rendu d’une façon subtile, les tons se fondant dans les rochers ou les arbustes environnants. André Michel écrit en 1909 « L’olivier était, sans aucun doute, son arbre de prédilection. Comme il l’a bien compris et comme ii a excellé à le rendre avec ses troncs rugueux ses rejets hardis et élégants, ses silhouettes mobiles, son doux feuillage argenté, qui sur les bords de mer ou sur l’azur du ciel, prend si bien la lumière ou se mêle discrètement aux pâleurs nacrées du crépuscule. »
HENRI ZUBER AU SALON
Le peintre a présenté des oeuvres à la plupart des Salons annuels des Artistes Français, de 1869 à 1909. Nous avons vu dans le précédent numéro de » La Lettre » qu’il présenta avec un grand succès La Halte en 1880. Curieusement, cette huile, peinte à Menton, fut la seule toile du Midi qui fut exposée jusqu’en 1897, où Lever de lune au Cap d’Antibes fut très bien accueillie par la critique. Zuber y représente » la quiétude doucement mélancolique des grands oliviers caressés de lueurs pales, rendue avec une touchante sincérité » comme l’écrit Georges Lafenestre dans « La revue des deux mondes » (1 juin 1897)
L’année suivante, il expose A la Côte d’Azur, dans laquelle, sous deux grands oliviers aux troncs rugueux, aux fins rameaux argentés, paissent calmement des moutons. Cette œuvre paraîtra dans » l’Illustration » en avril 1898 (voir page 2.)
En 1903, Zuber envoie au Salon Douce journée, aux environs d’Antibes qui fut acquise par l’État et placée au Ministère de la Justice. Déclin du jour, présentée l’année suivante, nous montre encore des oliviers aux troncs torturés sur une dune désolée. Ce tableau acquis également par l’État fut prêté par le Mobilier National à l’ambassade de Montevideo et semble aujourd’hui avoir disparu. En 1905, le Salon reçoit une grande toile Terrasse d’oliviers au Cap d Antibes ou l’Olivier poétique, toile que le peintre conserva jusqu’à sa mort. En 1907 enfin, Zuber expose Les Pins de Provence, œuvre appelée aussi le Pin de Dardennes.
Cette dernière appellation, de la main du peintre, est assez étrange : Dardennes ou le Val d’Ardennes se trouve dans la commune de Revest les Eaux, au nord de Toulon. Or Henri Zuber n’est pas retourné à Toulon depuis sa période de marin ! Cette œuvre qui tut vendue en 1910 à la mort du peintre, représente un pin solitaire dominant une vallée aride et s’inclinant doucement vers une étendue d’eau qui serait le lac de Revest avec, au fond, dans un bel effet de brume, les premiers contreforts du Mont Caume. Cette huile, exposée à Menton en 1962, aurait-elle été peinte en atelier ä partir des carnets de l’artiste ? Notons qu’au 28e Salon des Aquarellistes Français, le peintre exposait en 1906 La Vallée de Dardennes, aquarelle remarquée par Henri Welschinger dans l’Express pour son « délicieux crépuscule. »
Les nombreux voyages effectués par Henri Zuber sur la Côte d’Azur, tout au long de sa vie de peintre, montrent combien il fut séduit par la beauté des paysages du Midi. Bien d’autres peintres majeurs du XIXe siècle, français ou étrangers, se sont imprégnés de cette nature lumineuse, comme le feront au siècle suivant, Picasso, Matisse, Signac, Derain, Foujita, Van Dongen et tant d’autres.