Voici le second numéro de LA LETTRE. Le premier a déjà connu un succès d’estime qui participe à la reconnaissance de l’œuvre d’Henri ZUBER. Ce deuxième numéro est entièrement consacré à l’un des sujets principaux de son travail : la forêt.
Cette source d’inspiration qu’Henri Zuber a puisée dans ses origines alsaciennes est devenue l’un des thèmes majeurs de la peinture de l’époque. L’Ecole dite de Barbizon a été une active illustration de ce mouvement, qui connut son apogée dans les dernières années du XIXe siècle.
MONET, RENOIR, mais aussi ROUSSEAU, DIAZ de la PENA ou DAUBIGNY ont séjourné et peint dans cet endroit qui a constitué, en son temps, un lieu de rencontre obligé et unique. Henri ZUBER n’échappe pas à cette attraction et demeure, pour une partie de son oeuvre, représentatif de cette Ecole qui a su faire rimer représentation du paysage et poésie.
L’appel de la forêt
Dès son enfance, Henri ZUBER eut de nombreuses occasions d’admirer les jeux de lumière des forêts du sud de l’Alsace et particulièrement de celles des environs de Ferrette. C’est sans doute dans la forêt proche d’Oltingue, où il séjourne seul au cours de l’été de 1874, qu’il découvre la splendeur et la force de ses immenses futaies.
IL ÉCRIT À SA MÈRE
Malgré pluie et vent, je passe tout mon temps dans la forêt où je travaille le plus possible d’après nature. Là, je n’éprouve pas une seule seconde d’ennui ; plus je la vois et plus je suis rempli d’admiration et presque de respect, car ces grands dômes de verdure et la puissance des arbres font penser à un temple plus beau et plus grandiose que ceux des hommes. J’ai énormément travaillé, et je crois que je tiens mon tableau. Quand il pleut, je mets mon parasol verticalement au-dessus de moi, et ainsi je défie les éléments ».
LA DECOUVERTE
Interdit de séjour en Alsace par l’occupant allemand, pour une sombre affaire de disparition de drapeau, Henri ZUBER, voyageur infatigable, découvre, en 1885, la forêt de Fontainebleau et le village de Barbizon, qu’il fréquente régulièrement.
Il y peint beaucoup et exposera au Salon, en 1887 : Le vieux chêne, en 1888 : La forêt en hiver et l’année suivante : La forêt de Fontainebleau en automne et Sous les hêtres.
Paul Leroi écrira dans le journal « L’ART », à propos de La forêt en hiver: « Cette oeuvre éclipse tout dans la salle 25, elle y règne souverainement ; c’est magistralement peint et il s’en dégage une forte impression de nature glacée. On donnera, ce n’est que trop probable, la médaille d’honneur à quelque croûte genre perfection Bouguereau ou autre ejusdem farinae, mais la vraie médaille appartient de droit à Monsieur ZUBER ».
La forêt à l’heure du paysage
La représentation du paysage à l’état pur et en particulier de la forêt est un phénomène extraordinaire qui caractérise la peinture du XIXe siècle. La forêt, comme sujet principal, n’est entrée que très tardivement dans le champ du paysage. De nombreux tabous ont longtemps entouré sa représentation : elle sera symbolique jusqu’à la Renaissance, respectant ainsi l’interdit de l’Église sur les représentations de la nature. Peu à peu, la nature devient un sujet en soi. La forêt trouve sa place dans les représentations, le plus souvent en arrière-plan, accompagnant une scène de chasse, des travaux d’exploitation forestière ou de défrichement, une séquence de vie quotidienne ou un sujet religieux. Les représentations typiquement forestières sont très rares, et mettent en scène une clairière, un chemin, une lisière, de l’eau ou de vastes zones ouvertes sur le ciel.
Barbizon, Refuge et Rejet,
mouvement d’admiration et de révolte
C’est un petit hameau, proche de Fontainebleau, qui donnera, au XIXe siècle, ses lettres de noblesse à la peinture de la forêt et deviendra le berceau de ce que l’on a appelé « l’École de Barbizon ». Ce n’est en rien une école, mais une rencontre d’individualités très diverses ayant en commun l’amour de la nature et le goût du paysage peint « sur le motif ». Ce mouvement naît aussi du refus du modèle d’une société qui impose ses goûts par le système des « Salons » et d’un sentiment de frustration de la liberté.
L’École de Barbizon est un refuge, un retour à la nature où l’artiste « retrouve son art », sans apport extérieur, seul face au sujet.
C’est un mouvement de progrès qui, contrairement à la pratique de son temps, s’attache à donner sa valeur la plus expressive à chaque élément du paysage, sans jamais perdre de vue l’harmonie de l’ensemble, y introduit le souci majeur du modelé de la lumière et rejette le paysage animé au profit d’une nature sans personnages, ou alors minuscules et loin du spectateur dont ils ignorent la présence.
Les fils de la lumière…
A partir du Second Empire, le climat de Barbizon change considérablement. La facilité des moyens de communication, la prolifération des auberges, la venue de promeneurs de plus en plus nombreux détruisent ce qui avait été le lieu de recueillement des premiers paysagistes.
Mais l’esprit de l’École de Barbizon demeure et attire toute une communauté française et européenne. On y verra, entre autres, Monet, Renoir et Sisley, mais aussi de nombreux étrangers.
« L’enseignement » de Barbizon se perpétue surtout par nombre de peintres qui poursuivent leurs recherches dans le même esprit que leurs aînés Théodore Rousseau, Diaz de la Pena, Daubigny, Millet. Parmi eux, Henri ZUBER, peintre très représentatif de cette époque, illustre par ses oeuvres et sa correspondance, son amour de la nature et plus particulièrement de la forêt.
Peinture, amour et poésie…
Les Peintres ne sont pas les seuls à découvrir, à aimer et à décrire les beautés sauvages de la forêt de Fontainebleau… Les escalades de rochers font partie des plaisirs dominicaux. Ainsi, à l’aurore de leurs amours, George Sand invite Musset à l’aider à gravir les pentes rocheuses et celui-ci est tout ému de « l’effet que produisait alors, dans cette nuit claire et magnifique, au milieu de la forêt, cette voix de femme à demi joyeuse, à demi plaintive ».
Chateaubriand, qui fut sans doute le premier à pressentir l’importance du paysage dans sa « Lettre sur le paysage en peinture » publiée en 1830, avait projeté d’emmener la belle Cordélia de Castellane passer quelques nuits d’amour parmi les chênes… Mallarmé cueille, pour une jeune Allemande, au milieu des futaies, des myosotis qu’elle conservera pieusement. Flaubert décrit à George Sand les lieux où elle aima Musset : les amours de Frédéric et Rosanette dans « L’éducation sentimentale » en sont l’écho.
La forêt est aussi le cadre de Manette Salomon des Goncourt, qui donne l’occasion de décrire l’auberge Ganne, ce « vide bouteille de l’art », et de brosser quelques tableaux du village et de la vie quotidienne des peintres.
La palette d’Henri Zuber en forêt
Henri ZUBER ne traite pas la forêt sous un angle unique, mais selon trois thèmes principaux : la forêt-paysage, la forêt-lumière et la forêt-pénombre.
La forêt-paysage est représentée « en pieds », c’est-à-dire avec sol et ciel. Les arbres sont représentés dans toute leur hauteur, déployant leurs branches sur le ciel. Le sol est cerné, le ciel bien visible. C’est une forêt aérée, entretenue. Le peintre choisit pour ses oeuvres des lieux favorisant cette vue générale, clairière, carrefour, coupe de bois, ou des saisons propices comme l’automne ou l’hiver.
Dans le second thème, la forêt-lumière, le peintre est réellement au cœur de la forêt, entouré par elle, en sous-bois. Les arbres ne sont présents que par leur fût et par le fond de feuillage. Ici, Henri Zuber nous montre les effets d’ombre et de lumière créés par le soleil. Les formes s’estompent, les objets passent au second plan au profit de la lumière ; ils sont tronqués, partiels, cachés, fondus.
"Le paysage peut exprimer toutes les nuances de l'âme humaine, par la seule puissance de "l'effet"(...) suivant que les éléments qui le composent se combinent de manière à faire naître un sentiment particulier. "La vérité est dans la nuance" écrivait Renan." (Extrait de "l'Essai sur le paysage" d'Henri Zuber)
Souvent l’eau est présente sous forme de torrent, d’étang, de simple flaque d’eau, participant par ses reflets ou ses mouvements à ce jeu. Les plans sont habilement combinés, la forêt n’est pas impénétrable mais la superposition d’écrans successifs nous invite à y entrer. Le temps est beau, c’est sans doute le printemps ou l’été.
Enfin, la forêt-pénombre, c’est-à-dire la forêt profonde, crépusculaire. Les objets reprennent leur forme, la lumière est plus douce, l’opacité des grands arbres s’étend.
Ce n’est plus la forêt joyeuse et vive, mais sans être menaçante, elle inspire un certain calme, une sérénité.
Entre la terre sombre et la voûte noire des arbres, on discerne au loin la clarté du ciel ou d’une clairière. Le promeneur n’est pas pris au piège, il est sur sa route, il traverse la forêt profonde et fraîche.
Outre les arbres, les premiers plans sont simples, éléments naturels du lieu : rochers, eau, quelquefois coupes de bois ou troncs abattus, plus rarement animaux domestiques ; comme souvent dans les paysages de l’École de Barbizon, les personnages sont rares.
Alors même que se développent des énergies nouvelles, tel le mouvement impressionniste, Henri Zuber prolonge l’apport de l’École de Barbizon. Il traduit un mouvement de fond, il représente un courant durable.
En ce temps là
La locomotive à vapeur, dont le premier prototype est la Fusée de George Stephenson en 1829, et l’extension des industries extractives de charbon provoquent un développement rapide du transport par chemin de fer. C’est en 1849 que fut inaugurée la première voie ferrée entre Paris et Fontainebleau. Ce progrès considérable dans les moyens de communication a favorisé incontestablement le développement des rapports nouveaux entre les peintres et la forêt.
Dans la foulée des grands travaux urbains de Haussmann, Claude François Denecourt et le Touring Club de France font ouvrir, entre 1844 et 1875, 160 km de sentiers dans la forêt de Fontainebleau
C’est en 1834 que fut inventé le TUBE DE PEINTURE en étain, qui permit aux peintres une grande mobilité et autorisa le travail sur le terrain, une journée entière. Autrefois le peintre recevait ses couleurs en poudre ou en bloc. Il devait les broyer, les triturer, les humecter d’huile jusqu’à ce que le grain soit impalpable. Il enfermait ensuite les couleurs en vase clos, pour qu’elles ne sèchent pas. La petite vessie de porc était partout en usage. On ligaturait la poche remplie de couleur et on la piquait avec une épingle pour en faire sortir la pâte. On conçoit qu’il était bien plus pratique de travailler en atelier après avoir simplement esquissé sur place son tableau
la chanson de Barbizon
« La complainte des peintres de Barbizon » fut composée vers 1850 à l’auberge Ganne, peut-être par Narcisse Diaz de la Pena, boute-en-train infatigable et pilier de l’auberge. Si ses qualités littéraires et l’art de la rime ne sont pas exemplaires, on y découvre un certain humour non dénué, parfois, de causticité. En voici un petit extrait (elle comporte 23 strophes !)
Une auberge à la lisière
De la forêt de Fontainebleau
Où s’en vont boire de l’eau
Les peintres à la lisière.
Quand on voit quell’barbe y-z’ont
On dit qu’ils sont de Barbizon.
C’est l’auberge du père Ganne,
On y voit de beaux panneaux
Peints par les peintres pas novices, et qui ne sont pas des ânes
Les peintres de Barbizon
Peignent comme des bisons !