Voici le troisième numéro de La Lettre consacré au voyage qu’Henri Zuber a effectué à bord du Primauguet, avec l’escadre française d’Extrême Orient, entre mars 1865 et mars 1868. Dans les deux précédents numéros, nous avons parcouru la Chine, l’océan indien et les îles du Pacifique, avec ses aquarelles mais aussi avec les lettres qu’il envoyait à sa mère et dont nous reproduisons de nombreux passages.
Nous sommes aujourd’hui au Japon où Henri Zuber passera neuf mois, au cours desquels il aura l’occasion d’aller très souvent à terre, non sans courir quelques dangers car la région est peu sûre.
Mais il aura toujours sur lui ses carnets de croquis qui nous dépeignent, avec parfois une bonne dose d’humour, la vie des Japonais et les paysages rencontrés.
En décembre 1865. le Primauguet sur lequel est embarqué I ‘enseigne Henri Zuber, rejoint l’escadre franco-anglaise d’Extrême Orient devant Hiago, port d ‘Osaka. Quand le jour se lève, le commandant du navire s’aperçoit qu ‘il est seul : le Mikado ayant ratifié tous les traités, l’escadre a quitté le port. Aussitôt le Primauguet lève l’ancre et se dirige vers Yokohama où il mouille le 26 décembre. II restera au Japon Jusqu’en Juin 1866. Dans cette période charnière, entre les troubles de l’année 1864 qui avaient nécessité l’intervention des flottes combinées franco-anglo-hollandaises, et la révolution de 1867/1868, Henri Zuber aura le loisir d’observer et de peindre la vie, les coutumes et les populations de ce pays.
Rien d’animé comme les rues japonaises, bordées de maisons généralement ouvertes au regard, parfois seulement fermées par un large treillage en bois couvert de papier. Ici c’est un lourd chariot poussé par 4 vigoureux coulis aux Jambes nues qui s’excitent par des cris rauques et cadencés, là des yakoumines armés de leurs deux sabres se font des salamalecs. Plus loin quelque orateur populaire tient de brillants discours interrompus par des chants baroques qui provoquent l’hilarité des auditeurs. Plus loin encore une chanteuse de rue, coiffée d’un chapeau monumental traîne sur le sol des chaussures aussi disgracieuses qu’incommodes.
Les Japonais ne portent pas de linge et n’ en sont pas moins propres car une grande partie de leurs journées se passe dans des bains publics où ils se lavent avec délices. Les habitants mettent peu de soin à cacher leur vie intime. Dès lors on reconnaît que le matérialisme le plus radical régit les âmes. L’absence de pudeur, même la plus élémentaire, indiquerait à elle seule que le cœur est un organe singulièrement altéré chez ces malheureux. Il faut bien reconnaître la propreté minutieuse des demeures et des habitants, propreté qui s’attache aux moindres détails et devrait être mise sous les yeux de nos compatriotes pour leur servir d’exemple. Ceci inspire un sentiment sympathique qui entre en lutte avec la pudeur offensée.
Je passais six journées à Yeddo * à faire de longues excursions. Yeddo, c’est d’abord le Siro situé au centre de la ville. Dans une enceinte qui ne mesure pas moins de 9 km de tour, s’élèvent les palais du Taicoun *, et ceux des Gosankés. Vu de l ‘extérieur, le Siro est plutôt une citadelle qu’un séjour princier. Des murailles gigantesques se baignent dans les eaux d’un fossé dont la largeur atteint 80 m ; des pins séculaires regardent par-dessus les murs et leurs cimes touffues projettent de longues ombres sur le gazon des talus. Il n’est pas permis aux étrangers de visiter les palais, mais il paraît qu’ils sont d’une grande simplicité et ne se distinguent que par la finesse des matériaux employés.
Les dix huit grands Daïmios* devaient, pour signe de leur dépendance, résider à Yeddo pendant une partie de l’année. Ils venaient escortés de nombreux soldats et s’établissaient dans leurs palais comme dans une forteresse. Rien n’égale la tristesse de ce quartier d’où la vie semble s’être retirée. Un silence sépulcral plane autour des demeures et l’on ne rencontre que des cortèges de nobles qui s’avancent gravement au pas de leurs chevaux ou portés en litières. Dans ce que l’on appelle le Midsi, ville habitée par les bourgeois, les commerçants, les artisans, la vie est tout autre.Les voitures à bras roulent sous l’impulsion de vigoureux coulis, les jonques se chargent et se déchargent, le grand commerce se révèle sous ses aspects fiévreux. La cité est entrecoupée de nombreux canaux, les parcs et les temples y abondent. Le Sinagava est un faubourg qui longe la mer. Rien de moins recommandable, chaque maison est un lieu de débauche. Un étranger ne pourrait s y’ rendre seul, sans être aussitôt haché en morceaux. C ‘est là que se donnent rendez-vous tous les mauvais sujets, les lonines, nobles sans emploi chassés par leur seigneur, c’est là que se trament les projets les plus sinistres, les crimes les plus horribles.
*Yeddo. « la porte du golfe » est la capitale de l’Empire du Soleil Levant. Elle conserva ce nom jusqu’en 1868 où, lors de la révolution, elle prit le nom de Tokyo et le Mikado y transporta sa cour.
Le chef suprême, qui réside à Kyoto, est le Mikado. C’est un personnage qui ne signifie rien en lui-même, ne jouit d’aucune autorité, en un mot joue un rôle analogue a celui de nos rois fainéants. Il ne sort jamais de son palais et ne peut être approché que par des femmes. Sa personne est tellement sainte que tout vase dans lequel il a bu ou mangé doit être détruit, tout vêtement qu’il a ponté anéanti.
Le pouvoir réel est entre les mains du *Taïcoun qui réside à Yeddo. C’est lui qui fait tout mais son autorité n’est pas reconnue par tous les *Daïmios. Ceux-ci viennent en dessous du Taïcoun, ils gouvernent les provinces et vivent dans une grande indépendance, souvent même en révolte ouverte avec le pouvoir.
Les Daïmios doivent résider chaque année six mois à Yeddo et laisser dans cette ville femme et enfants, mais ils s’abstiennent assez fréquemment de cette formalité et le Taïcoun n’a pas la puissance nécessaire pour les contraindre â se soumettre.
Dans les habitations, on voit des Nippons assis à la mode orientale autour d’un « chibachi », sorte de brasero où l’on brûle de la braise en devisant avec animation, ou bien une vieille instruit des petites filles dans l’art de danser et de jouer d’un instrument bicolore, assez peu harmonieux d’ailleurs.
La pluie continuait de tomber quand nous arrivâmes à Kama Koura. C’était autrefois une des plus grandes villes du Japon, mais elle fut presque entièrement détruite lors de l’insurrection des Taïcouns. Il lui reste de magnifiques vestiges de son ancienne grandeur ; les temples de Kama Koura doivent être mis au premier rang parmi les curiosités de l’Orient. Ils sont adossés à une colline boisée et entourée d’un parc magnifique. Deux ponts, 1’un en bois laqué, l’autre en pierre, permettent de franchir le fossé. Les édifices sacrés sont au nombre de neuf disposés de façon à former un carré.
L’architecture de ces temples est extrêmement bizarre ils diffèrent les uns des autres par la forme, les uns circulaires avec plusieurs toits superposés, d’autres rectangulaires, tous sont peints en rouge vif et ce n ‘est pas ce qui leur donne le moins de cachet. Il ne nous a pas été donné de voir l’intérieur des pagodes, car chaque fois qu’un européen s’approche, les bonzes se mettent en devoir de fermer toutes les ouvertures pour « cacher les femmes adultères de haute naissance qui s’y cachent » disent-ils !
La cité et le Soto-Siro sont dominés par les grands pins du Siro. Je n’ai pas dit, mais il va sans dire, que le sommet d’Atango San Yama porte un temple et une maison de thé, les compléments indispensables de tout point de vue japonais. Dans le Soto-Siro un vaste terrain couvert de décombres s’offrait à mes regards, là s’élevait… le palais de Nagato
Près de Kanasawa, le Daïboutz est une statue de bronze représentant un Bouddha assis à l’orientale. La hauteur est de vingt mètres… les dimensions méritent de fixer l’attention.
La grande ressemblance du Daïboutz avec le Bouddha chinois semble indiquer que l’époque de son érection est peu éloignée de l’introduction du Bouddha au Japon, c’est à dire au XVème siècle… Quand nous vîmes ce colosse au clair de lune, il nous fit beaucoup plus d’impression que la première fois : ses dimensions nous paraissaient plus considérables. La nuit prêtait à cette oeuvre une grandeur que l’artiste n’avait certainement pas rêvée.Entre Ayama et Yokotza, une petite statue de pierre représente à s’y méprendre une Sainte Vierge tenant l’enfant Jésus. Je pensais que c’était une Vierge bouddhiste, mais mon guide me dit qu’il s’agissait de Jésus-Sama (Dieu Jésus), vestige du christianisme apporté par St François Xavier au XVIème siècle.
La rade de Yokohama est admirable. La côte qui la borde s’arrondit en demi-cercle et déploie un grand luxe de sites, aussi variés et charmants ; les maisons de Yokohama et Kanagara divertissent l’œil et font ressortir le pittoresque des lieux environnants. Dans le lointain, le Fuji-Yama, grand volcan couvert de neige, détache sa forme régulièrement conique sur l’azur du ciel et semble régner sur la nature. Lorsque les premiers rayons de l’aurore viennent timidement colorer sa cime, et qu’une brume légère et transparente estompe les formes délicates de la végétation encore endormie, rien ne saurait égaler le charme mélancolique et tendre du spectacle qui s’offre à la vue.
J’ai découvert « ma vallée » un jour que je me promenais un crayon à la main. Ce séjour a été créé pour y mettre une chaumière et un cœur. Il y règne un calme délicieux, un frais ruisseau courant sournoisement entre deux haies de bambous mêle son murmure au tendre gazouillement des habitants de l’air, le bourdonnement des insectes accompagne cette mélodie vague et suave qui, troublant à peine le silence, élève l’âme dans des régions idéales. Deux fermes propres comme le sont toutes les maisons japonaises se cachent derrière un rideau de pêchers en fleurs et d’azalées richement colorées. J’ai là des amis. Toutes les lois que je viens, on m ‘accueille avec cette grâce bienveillante qui donne du prix aux moindres actions. L’on m’offre du thé, des fruits, une petite pipe et du tabac ; je m’assieds près du « chibachi » et je cause avec une jeune fille fraîche et rieuse qui, aidée de sa mère, m’apprend la langue des Nippons avec une rare intelligence. Ainsi les heures s’envolent sans que je puisse me décider à m’éloigner.
Au Japon, on peut distinguer deux religions, le Bouddhisme et le Shintoïsme. Cette dernière est la religion primitive du Japon, elle prêche la vertu par deux symboles : un miroir qui répond au « connais toi toi-même » des anciens, et des bandes de papier blanc qui suspendues au plafond des pagodes doivent recommander la pureté de l’âme… Pour faire leur prière, les partisans s’approchent de la pagode, ôtent leurs chaussures puis frappent sur un gong avec une grosse corde afin d’attirer l’attention du Dieu auquel ils s’adressent.
Depuis Yeddo nous fîmes une excursion à Asana, le temple de la déesse Quanmon-Sama. Celle-ci est très vénérée au Japon, elle a des temples un peu partout, mais à Asana le culte qu ‘on lui rend est particulier. Tous les jours à la même heure, un prêtre amène devant le temple un cheval blanc comme l’ivoire ; il demande à la déesse si elle veut sortir et attend la réponse, et comme celle-ci ne vient jamais, on ramène le cheval à l’écurie !
Avec ce numéro se termine le récit de cette extraordinaire expédition qu’Henri Zuber fit comme jeune officier de marine. Il gardera de son séjour au Japon, un souvenir très vif. Quand il rentrera en France, en novembre 1867, il quittera la Marine et se consacrera entièrement à sa passion de la peinture.
Le ressort de l’administration consiste en un espionnage admirablement organisé. Nulle part ailleurs, la police n’est mieux faite qu’au Japon car rien n’échappe à la vue perçante des nombreux Yakoumines chargés de la surveillance. Les peines sont très sévères et la justice fort sommaire.